Forces et faiblesses de l'altermondialisation

Publié le par Adriana EVANGELIZT

Forces et faiblesses de l'altermondialisation

Par François Houtart
Fondateur et président du Centre tricontinental (Cetri).

Les grandes mobilisations (Seattle, Gênes, Evian) contre les décideurs de la planète, les forums sociaux (comme Porto Alegre), regroupent des forces très diverses non exemptes de contradictions. néanmoins, ils fédèrent les résistances aux politiques néolibérales et élaborent des propositions. Le second Forum social européen, prévu à Paris, Saint-Denis, Bobigny et Ivry, du 12 au 15 novembre, s’inscrira, lui, dans la perspective de la construction d’une Europe autre que celle de la finance.

Petits producteurs de coton de l’Afrique de l’Ouest, peuples autochtones du Chiapas ou d’Equateur, paysans sans terre du Brésil, « pauvres urbains » de Bangkok, consommateurs d’eau de Cochabamba (Bolivie) ou de Sri Lanka, femmes du secteur informel portant le poids de la survie familiale, chômeurs de longue durée, nouveaux nomades que sont les migrants... Tous sont soumis à la même loi de la valeur, mais tous, à travers des modalités différentes, ont été vulnérabilisés. Les uns par les relations salariales avec le capital, les autres par le biais de mécanismes d’ordre financier et juridique auxquels la globalisation de l’économie a ajouté une dimension insoupçonnée : prépondérance du capital financier, poids de la dette, paradis fiscaux, taux d’intérêt astronomiques, programmes d’ajustement structurel, atrophie de l’Etat social, règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), etc. La sous-traitance s’est accrue dans les périphéries, la dérégulation, la diminution de la couverture sociale et parfois celle des salaires réels sont devenues la règle.

Ces trente années d’offensives contre le travail et contre l’Etat pour accélérer l’accumulation du capital (en suivant les préceptes du Consensus de Washington), ces dix ans de néolibéralisme triomphant après la chute du mur de Berlin ont créé de nouvelles conditions de luttes sociales (1). Toutefois, face à la concentration des décisions économiques, ces luttes sont restées d’autant plus fragmentées, dans un premier temps, que l’échec du « socialisme réel », les faiblesses de la gauche existante, le « verticalisme » du fonctionnement des partis, l’extinction des partis communistes et les compromissions de la social-démocratie ont réduit la crédibilité des acteurs traditionnels de la contestation.

Cependant, les aspirations à la participation ont fusé de partout. Fruit d’une double résistance ­ celle des « anciens » mouvements (surtout les syndicats) et celle de « nouveaux » acteurs ­, à l’aube du XXIe siècle, l’altermondialisme est né (2).

Au cours de la décennie 1990, plusieurs initiatives virent le jour : le People’s Power 21, rassemblement de mouvements asiatiques, la Conférence contre le néolibéralisme organisée par les zapatistes au Chiapas, l’Autre Davos (3) ; les Rencontres internationales de Paris d’Attac en 1999, etc. Peu à peu, au-delà même de l’opposition aux politiques dominantes, naquit l’idée de créer un contre-pouvoir ­ Seattle (1999), Gènes (2001), Cancún (2003) ­, et surtout un lieu de rencontre de toutes les résistances : le Forum social mondial (FSM) de Porto Alegre, faisant pièce au Forum économique mondial de Davos.

Faire converger des éléments de résistance aussi hétérogènes n’était pas chose évidente. Si la base de tels rassemblements est clairement exprimée dans la charte du FSM de Porto Alegre, la grande diversité géographique, sectorielle et culturelle de ceux qui luttent contre le néolibéralisme et recherchent d’autres voies fait à la fois leur force et leur faiblesse. Il faut y ajouter, partout dans le monde, la tendance à prendre ses distances vis-à-vis des formes organisées de résistance et à privilégier les initiatives spontanées. C’est notamment le cas de nombreux jeunes participant aux forums.

Depuis 1999, des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées dans deux types distincts d’initiatives : la protestation contre les projets des grandes instances mondiales de décision ­ Banque mondiale, Fonds monétaire international (FMI), OMC, Union européenne ­ et l’autre, plus institutionnelle, les forums mondiaux, continentaux, nationaux, locaux. Ces rassemblements sont devenus un fait politique central. La contestation des organismes de la globalisation contemporaine devrait logiquement se poursuivre dans le temps, sur un modèle devenu habituel ­ manifestations et réunions parallèles à l’événement. On peut, en revanche, s’interroger sur la nature, les objectifs, le fonctionnement et l’avenir des forums sociaux. En effet, sur ces divers aspects, et même si les définitions se précisent au fil de l’expérience, les discussions foisonnent. La création d’un discours politique alternatif ne va pas sans contradictions ni tensions.

Certains ont parlé d’un « mouvement des mouvements ». L’expression « forums-espaces » semble plus adéquate pour qualifier ces points de rencontre, ces incubateurs d’idées (4). Pas de déclarations finales, pas de votes majoritaires, pas de consignes, telles sont les conséquences pratiques de l’hétérogénéité même des participants : cela risquerait de mener à la paralysie ou à l’éclatement. Pas non plus de présidents, de comités de direction, mais un secrétariat chargé de l’organisation et un conseil international pour le Forum mondial. Un tel rôle de catalyseur comporte évidemment sa contrepartie. Des suggestions peuvent venir des participants, comme à Porto Alegre en 2003, l’idée, déjà lancée au Forum social européen de Florence en novembre 2002, de manifester contre la guerre se préparant contre l’Irak (5). Il est cependant difficile, dans ces conditions, de définir des objectifs politiques. Quelle en serait d’ailleurs l’efficacité ?

Certes, les orientations générales définies par la charte des forums constituent l’axe des rassemblements, mais de grandes différences existent quant à la critique du système dominant et à la formulation de nouvelles options. Une chose, en effet, est de porter la réaction des victimes, et une autre de mener une action véritablement anti-systémique. Quant aux solutions proposées, elles oscillent entre « humaniser » le marché capitaliste ou le « remplacer » par une autre logique. Tout cela se vit sous forme d’un mouvement qui a réussi à créer une conscience collective, un fait culturel nouveau à l’échelle du monde, passant de « il n’y a pas d’alternatives » de Mme Margaret Thatcher à « un autre monde est possible ».

Mais un mot d’ordre ne suffit pas pour changer l’univers. L’action reste essentielle et l’efficacité politique indispensable. D’où, entre autres, la constitution à l’intérieur des forums d’un regroupement des mouvement sociaux (syndicats, associations, mouvements paysans, etc.) qui prennent des positions. D’où également les contacts avec le monde politique, prudents car guidés par la crainte de l’instrumentalisation, mais jugés nécessaires pour qu’une traduction concrète des alternatives puisse aboutir. L’organisation en parallèle d’un forum des parlementaires en est l’une des expressions. Cependant, la question des rapports entre les forums et les partis politiques est bien loin d’avoir été tranchée et elle évoluera peut-être lors du Forum mondial de Bombay (Inde) en janvier 2004.

De fait, le fonctionnement des forums reflète leur nature et leurs objectifs. D’une part, la diversité exige une très grande souplesse ; d’autre part, le but poursuivi demande de la cohérence dans l’organisation. Leur force réside dans le caractère massif de la participation, contrairement à l’élitisme de Davos. Leur faiblesse : le risque de sombrer dans une douce anarchie. Jusqu’à présent, l’équilibre a pu être assuré grâce à la conscience partagée du caractère agressif de l’adversaire, à un esprit de tolérance interne et, pour ce qui est du Forum mondial, à l’intelligence du comité d’organisation brésilien.

Rappelons qu’à la naissance de la Première Internationale, Karl Marx et Friedrich Engels se trouvèrent face à une situation assez semblable : une grande diversité d’organisations d’inégal niveau de conscience sociale, où les syndicats, interdits dans de nombreux pays, se trouvaient en minorité. Certes, le but était différent : faire entrer la classe ouvrière dans le champ politique international. Les fondateurs insistèrent cependant pour qu’on évite tout autoritarisme, toute décision venant du sommet, toute prise de position qui ne rencontrerait pas l’assentiment général. Plus tard, lorsque la structure devint autoritaire et verticale, elle finit par éclater.

Les forums sociaux sont confrontés à une série de questions internes et externes. Sur le plan interne, ils réunissent des syndicats ouvriers de différentes orientations et de nombreux autres mouvements sociaux, chacun ayant une culture spécifique de la lutte. Y convergent aussi des organisations non gouvernementales (ONG), dont plusieurs disposent de moyens importants en finances et personnels, avec le risque de dominer les débats. Dans le choix des interventions et des conférences, les stratégies individuelles ou institutionnelles ne sont pas non plus absentes. Enfin, la dimension même des Forums mondiaux et continentaux ­ 100 000 personnes à Porto Alegre, 40 000 à Hyderabad (Inde), 40 000 à Florence ­ et leur multiplication posent des problèmes d’organisation, de participation et de financement considérables.

Un tel effort demande en effet d’importantes ressources, se chiffrant en millions d’euros. La première d’entre elles provient des frais d’inscription acquittés par les participants. Les collectivités locales et territoriales concernées sont intervenues de façon importante pour le financement des infrastructures au Brésil, en Italie et en France, mais ce ne sera pas le cas en Inde. Enfin, plusieurs fondations internationales ont couvert divers frais de préparation et d’organisation (6). On peut cependant douter que de tels montages financiers puissent se prolonger indéfiniment au même rythme et avec la même ampleur. Une question identique se pose pour la disponibilité des participants, ce qui peut laisser augurer d’une participation moins intense dans l’avenir.

La présence dominante des classes moyennes et la faible représentation des milieux populaires se traduisent dans le langage et parfois même dans l’idéologie. Par ailleurs, certains reprochent aux forums de véhiculer une perspective « réformiste », ce qui se confirme pour la majorité des organisations présentes. Cependant, dans la mesure où des positions plus radicales s’y expriment aussi, le partage des connaissances, des analyses et des propositions permet de faire progresser une conscience sociale partagée. Primordial, le besoin de créer un autre rapport de forces à l’échelle mondiale a jusqu’à présent permis des alliances autrefois impossibles à concevoir ­ certaines positions critiques radicales reconnaissant que le court terme passe par des réformes, à condition de ne pas s’y arrêter.

Les problèmes externes se révèlent aussi importants. On en relèvera deux. Tout d’abord, le système commence à se défendre : adoption des mêmes concepts (société civile, participation, lutte contre la pauvreté...), mais en en détournant le sens ; cooptation de mouvements et d’ONG dans des programmes de développement (Banque mondiale) ou des rencontres internationales (Davos) ; tracasseries administratives ; transformation des législations pénales ; assimilation au terrorisme ; criminalisation des mouvements sociaux (car les luttes se durcissent dans nombre de pays).

Par ailleurs, et c’est le deuxième élément, les médias tendent à « folkloriser » les événements et mettent surtout en exergue certains aspects insolites ou, lors des manifestations contre les grands pouvoirs de décision, les actes de violence commis par une minorité ou, comme à Gênes en juillet 2001, fruits de provocations policières. Etant entendu que ces violences recouvrent un autre débat entre ceux pragmatiquement désireux d’asseoir le mouvement et de lui gagner le plus grand nombre de participants de façon à le doter d’une « masse critique », et ceux qui, exaspérés par la capacité du système à « absorber » sa contestation tout en poursuivant son oeuvre destructrice, se montrent partisans d’engager l’épreuve de force.

Au-delà de ces contradictions, un grand pas est en train de s’accomplir : celui de recréer l’utopie, c’est-à-dire d’envisager un projet qui, s’il n’existe pas aujourd’hui, peut se réaliser demain. Quelle société voulons-nous ? Quelle éducation, quel type de santé, quels transports, quelle communication, quelle agriculture ? L’horizon du marché total avec son cortège de conséquences sociales néfastes n’est plus la seule issue. Cette espérance devra se traduire dans des objectifs alternatifs à moyen et à court terme, et cela dans tous les domaines, économique, politique, social, culturel, à la macro et à la micro-dimension. Là, bien sûr, la symbiose entre mouvements sociaux et intellectuels engagés devient primordiale.

La tenue du quatrième FSM à Bombay (du 16 au 21 janvier 2004) internationalisera davantage le mouvement et le fera sortir de la prédominance latino-américaine et européenne de Porto Alegre. Enfin, demeure la question de la traduction politique à l’échelle mondiale, continentale ou locale des alternatives, non par le biais d’un parti unique détenteur de toute la vérité, mais par des convergences d’acteurs politiques, sous des formes à inventer, qu’elles soient permanentes ou conjoncturelles.

Ni Woodstock social, ni Ve internationale, les forums sociaux sont de fait devenus les assemblées foisonnantes d’une société en mouvement.

Lire aussi : Pour un fonds mondial coopératif de l’eau

(1) Laurent Delcourt, Bernard Duterme et François Polet, « Forces et faiblesses du "mouvement des mouvements" », Politique, n° 28, Paris, février 2003, pages 16 et 17.

(2) Christophe Aguiton, Le monde nous appartient, Plon, Paris, 2001 ; Thomas Ponniah et William F. Fisher, Un autre monde est possible, Paragon, Paris, 2003 ; et Où va le mouvement altermondialisation, La Découverte, Paris, 2003.

(3) François Houtart et François Polet, L’Autre Davos, Paris, l’Harmattan, 1999.

(4) Chico Whitaker, « Note pour le débat sur le Forum mondial », FSM, 2002.

(5) Le 15 février, ces manifestations ont rassemblé plus de 15 millions de personnes dans le monde.

(6) L’origine de tous les fonds est publiée sur le site web du FSM . Le budget du Forum social européen de Paris / Saint-Denis / Bobigny et Ivry sera également rendu public.

Sources : LE MONDE DIPLOMATIQUE

Posté par Adriana Evangelizt

Publié dans ALTERMONDIALISME

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