Les savants fous de l'agro-alimentaire

Publié le par Adriana EVANGELIZT

Un article qui date de 1999 mais qui garde toute son actualité vu que c'est maintenant au tour des volailles d'être contaminées. Parions que ce n'est pas un hasard...

Les savants fous de l'agro-alimentaire

Par François Dufour


Agriculteur (Manche), porte-parole de la Confédération paysanne.

La fin du millénaire voit monter une « grande peur » inattendue : celle de la nourriture quotidienne. De la « vache folle » au poulet à la dioxine, en passant par le boeuf aux hormones, le soja transgénique, les farines au jus de cadavre données aux animaux de boucherie ou aux poissons d’élevage, l’eau minérale et le Coca-Cola contaminés, la liste s’allonge des produits de consommation frelatés. Un fil rouge relie ces dérives : la poursuite du profit maximal par les firmes géantes de l’agroalimentaire qui sont en train de transformer l’agriculture en une industrie où le paysan n’a plus sa place. Ayant fait preuve de complaisance à l’égard des grands semenciers en acceptant l’introduction de variétés de maïs transgénique, le gouvernement français semble s’être ressaisi en demandant, mais sans succès, la suspension de toute nouvelle autorisation de mise sur le marché d’OGM en Europe.

La crise dans l’industrie agroalimentaire en Belgique avec l’affaire du poulet à la dioxine remet en cause les orientations d’une politique agricole commune (PAC) qui n’a d’autre ambition que de s’ajuster à la mondialisation.

Lorsque, dans les années 80, les lobbies agro-industriels britanniques, désireux de faire chuter par tous les moyens leurs coûts de production, libéralisèrent le secteur de la viande bovine, ils ne s’attendaient pas aux effets désastreux de leurs décisions sur la santé animale et humaine : en 1996, l’affaire de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), dite de la « vache folle », jeta la suspicion sur certaines pratiques agricoles. Mais c’est sur la paysannerie que le discrédit retomba, alors qu’elle n’était que la victime de fabricants d’aliments pour bétail et de leurs alliées, les usines d’équarrissage.

La responsabilité de cette situation n’incombe pas aux seuls Britanniques : elle est partagée par les autorités communautaires et due à l’orientation qu’elles ont donnée à la PAC. Ce n’est pas faute de mises en garde : dès le 4 avril 1996, la Confédération paysanne interpellait les autorités françaises et bruxelloises sur les mesures à mettre en place de toute urgence en interdisant l’utilisation des farines animales dans l’alimentation de tous les animaux domestiques. A Paris, il lui fut alors répondu que l’identification « viande bovine française » et une totale « traçabilité » allaient donner toutes garanties. Naïveté ou hypocrisie ? Le maintien de l’autorisation d’utiliser les farines pour nourrir les porcs et les volailles ouvrait la voie à tous les trafics et à toutes les dérives. C’est ainsi que, quelques mois plus tard, en 1997, une épidémie de peste porcine se déclencha aux Pays-Bas, ravageant la totalité d’une filière : il fallut abattre des millions de porcs. Coût de l’opération : 1 milliard d’écus (environ 6,6 milliards de francs), pour moitié à la charge des contribuables européens.

Aucune mesure au coup par coup ne réglera des problèmes qui ont pour origine l’imposition d’un modèle productiviste organisé, via la PAC, au seul bénéfice des lobbies de l’agroalimentaire, et en premier lieu des transnationales de l’alimentation animale, de la production d’antibiotiques et d’activateurs de croissance. Les coûts d’utilisation d’antibiotiques sont évalués officiellement à 400 F par truie dans un élevage de moins de 100 animaux. Mais, lorsque la production se concentre sur un même site, ces coûts peuvent dépasser 1 000 F par tête. L’objectif n’est plus alors de soigner l’animal, mais d’obtenir des gains de poids artificiels. Les chercheurs en microbiologie ont pourtant, depuis longtemps, démontré que, en concentrant les animaux, l’industrialisation de l’élevage concentre aussi les éléments pathogènes et les risques.

On sait que les salmonelles, très présentes dans la filière avicole, sont à l’origine de 80 % des toxi-infections alimentaires collectives recensées en France. Par ailleurs, les bactéries deviennent de plus en plus résistantes à des antibiotiques consommés en quantités excessives, avec les inconvénients évidents qui en résultent dans le traitement des maladies infectieuses. Le comité directeur scientifique de l’Union européenne (composé de 16 experts indépendants) a, à cet égard, publié un rapport dans lequel il demande l’interdiction. Sans, à ce jour, être entendu à Bruxelles où sera cependant organisée, sur le sujet, une conférence scientifique internationale le 20 juillet prochain. Il faut dire que ce compartiment du marché pharmaceutique mondial représente quelque 250 milliards de dollars...

Quant à l’utilisation - aujourd’hui spectaculairement mise sur la sellette - des farines animales comme protéines incorporées dans l’alimentation du bétail afin d’équilibrer les rations, elle ne date pas d’hier. L’élevage intensif industriel a bâti sa puissance et sa stratégie de conquête des marchés mondiaux en pompant une source intarissable : les déchets d’équarrissage recyclés que l’on fait consommer aux animaux (1). La recherche du plus bas coût pour le meilleur profit a conduit les responsables des grands groupes de fabricants de farines à refuser systématiquement les règles publiques de transparence (traçabilité) et d’information aux éleveurs sur les caractéristiques et les compositions des produits livrés. En juillet 1996, la Confédération paysanne (2) a déposé la première plainte contre X... dans l’affaire de l’ESB (3), mais la justice est lente. Les pouvoirs publics français et européens, parfois si prompts à prendre des mesures, y compris législatives, le sont nettement moins à les appliquer et à les faire respecter.

Sanctions commerciales

LE scandale de la contamination des viandes par la dioxine (4), substance hautement cancérigène et présente à des doses considérables dans certains aliments du bétail, comme celui, encore d’actualité, de l’ESB, révèle à nouveau le laxisme, sinon la complicité, des services de l’Etat à l’égard des puissances financières, malgré les discours rassurants que prodiguent les gouvernements. Les répercussions seront graves - tant montent les « peurs alimentaires » - pour les éleveurs de volailles, de porcs, voire de bovins : élimination des élevages concernés, baisses de prix, révisions unilatérales de contrats de production pour les producteurs intégrés par des firmes d’aliments. Mais, après la dioxine, d’autres périls menacent, tels ceux liés à l’accumulation des métaux lourds dans les sols par l’épandage des boues d’épuration, sans oublier les conséquences, encore inconnues pour l’environnement et la santé, des manipulations génétiques sur les animaux et les végétaux.

Les instances communautaires ont jusqu’ici résisté à la pression des firmes pharmaceutiques voulant imposer les hormones laitières et animales, même s’il est bien connu que la Belgique est une plaque tournante pour le trafic de ces hormones en Europe. Mais les Etats-Unis, voulant à toute force exporter leur boeuf hormoné chez les Quinze, ont déjà marqué de sérieux points au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui se soucie comme d’une guigne des considérations de santé publique (5). Les Européens, pour prix de leur refus, sont sommés de payer 253 millions de dollars, sous forme d’augmentation des droits de douane sur certaines de leurs exportations à destination des Etats-Unis (202 millions) et du Canada (51 millions). La Commission européenne ne s’oppose nullement au principe de ces sanctions, mais ergote seulement sur leur montant. Elle refuse d’invoquer le principe de précaution, pourtant explicitement prévu par l’accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires conclu en 1994 à l’issue du cycle de l’Uruguay de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), au prétexte qu’il serait considéré comme une provocation par Washington (6) !

Comme on l’a vu en février 1999 à Carthagène (Colombie) (7), un autre conflit commercial d’envergure se prépare entre les pays qui produisent et commercialisent des végétaux génétiquement modifiés (Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Etats- Unis, Mexique) et l’Europe, où seulement neuf variétés sont autorisées à la culture et à l’importation depuis 1994. Mais c’est uniquement la pression des consommateurs et des mouvements de citoyens européens qui a contraint la Commission et la majorité des gouvernements à ne pas encore libéraliser totalement le commerce des organismes génétiquement modifiés (OGM), ces nouveaux outils d’appropriation des semences et des plantes par quelques firmes : Novartis, Monsanto, Pioneer-DuPont, Agrevo, etc. Depuis l’apparition de l’agriculture, les paysans ensemencent leurs champs à partir de leurs propres récoltes. Ce sont eux qui, depuis des millénaires, ont sélectionné et adapté les plantes en fonction de leurs besoins et des caractéristiques du milieu. Aujourd’hui, les grands groupes semenciers ont sélectionné les semences hybrides, aux performances adaptées à l’agriculture productiviste. Ces hybrides ne se ressèment pas, alors que les plantes autogames comme le blé, l’orge, le colza sont réutilisées dans 50 % des cas. Les semenciers n’ont évidemment aucun intérêt à ce que les paysans puissent réensemencer leurs champs à partir de leurs propres récoltes. Ils tentent de les persuader que les manipulations génétiques leur procureront des marges financières plus importantes.

Cette prétention constitue un leurre intellectuel d’abord, parce qu’elle postule que l’agriculture productiviste, forte consommatrice d’intrants, de pesticides et de fongicides en tout genre, est le seul modèle apte à satisfaire les besoins humains. Or nombreux sont les paysans qui développent d’autres modes de production (notamment l’agriculture biologique) tout aussi compétitifs, mais soucieux de la nature et des consommateurs. Un leurre économique ensuite, car laisser les semences aux mains de quelques firmes multinationales, c’est accepter une intégration toujours plus forte des paysans au complexe génético-industriel (8).

Les risques pour la santé et l’environnement de la mise en culture des plantes manipulées génétiquement font l’objet de débats serrés chez les scientifiques. Et la tendance est à la plus extrême prudence, en particulier après plusieurs études démontrant les effets néfastes, sur les papillons, du maïs transgénique Bt, produit par Monsanto, Novartis et Pioneer, dont les gouvernements allemand, espagnol et français, jouant les apprentis sorciers, ont pourtant autorisé la commercialisation (9). Après l’affaire de la dioxine, les ministres de l’agriculture des Quinze n’ont pas majoritairement donné suite à la demande française d’interdiction des farines animales, car se pose le problème de solutions de rechange en protéines végétales.

L’Europe, qui a fait le triste choix du développement de céréales à bas prix destinées au marché mondial, est fortement déficitaire en protéagineux et surtout en oléagineux : son taux d’autosuffisance pour le colza, le tournesol et le soja s’élevait seulement à 22 % pour la campagne commerciale 1996-1997 (10). Et pour cause : lors des négociations du GATT de 1993, elle a obtempéré aux exigences de Washington en acceptant de limiter à 5,482 millions d’hectares ses surfaces plantées en oléagineux, de façon à garantir à l’agrobusiness américain un écoulement sans limites de ses tourteaux de soja et produits de substitution aux céréales, qui entrent dans la Communauté libres de tout droit de douane. C’est donc vers les Etats-Unis et vers les pays d’Amérique latine que - pour remplacer éventuellement les farines animales - les paysans européens devront se tourner pour leurs approvisionnements. C’est-à-dire vers des pays où des millions d’hectares d’OGM sont cultivés (selon des sources professionnelles, 40 % du soja et 20 % du maïs américains sont transgéniques) et où les multinationales se refusent à créer des filières de conditionnement et de commercialisation séparées entre OGM et non-OGM. Autrement dit, faute d’un étiquetage clair, pour l’alimentation tant humaine qu’animale, les consommateurs et les paysans sont pris en otage et n’ont plus guère le choix qu’entre la peste des farines animales et le choléra des OGM. 

Deux marchés très différenciés

AU-DELÀ du soutien apporté par la France, le 24 juin, à la proposition grecque d’une suspension de toute nouvelle mise sur le marché d’OGM au plan européen, les associations (France Nature Environnement, Greenpeace, Attac, etc.) réclament un moratoire sur la mise en culture et la commercialisation des technologies génétiques et l’application du principe de précaution. Une grande partie des producteurs, dépendants des grandes firmes sur les plans technologique, économique et financier, n’ont guère de marge de manoeuvre. L’industrie s’est emparée du paysan en lui imposant ses propres normes de fabrication de matières premières à bas prix, faisant de lui un cobaye que l’on jette au rebut quand il n’est plus rentable.

La faim dans le monde n’est pas un problème technique qui se résoudra grâce aux technologies génétiques. Il se réglera seulement par la souveraineté alimentaire (11), c’est-à-dire par un renforcement et une autonomisation politique des pays en voie de développement, par la reconnaissance de leur droit à se protéger des importations déloyales et du dumping économique, social et écologique des pays riches. Il convient donc de s’orienter vers une agriculture mettant au centre de ses préoccupations les dimensions sociale, territoriale et environnementale, et non vers une agriculture duale où les pauvres se gaveraient d’une alimentation de mauvaise qualité, produite par une poignée de paysans riches, et où les riches consommeraient une alimentation de qualité, fournie par des paysans pauvres.

Mettre la PAC, comme le fait la Commission européenne, au service de la « vocation exportatrice de l’agriculture européenne » relève d’une grave confusion entre deux marchés de nature fondamentalement opposée : celui des produits basiques (poudre de lait, céréales, viandes blanches et bas morceaux de viande rouge) et celui des produits élaborés et à forte valeur ajoutée. Le marché mondial des produits basiques est alimenté par les surplus agricoles des grands (Union européenne, Canada, Etats-Unis). Les cours de ce marché sont extrêmement bas et le resteront durablement, si l’on en croit un récent rapport de la Banque mondiale : prix du lait compris entre 0,75 F et 1 F le litre ; du kilogramme de porc entre 1,50 F et 2,30 F, et du jeune bovin à 4,50 F. Pour produire à si bas prix, il faut éliminer toutes les contraintes dans la production et faire reculer toutes les limites : ateliers devenus gigantesques, terres et aides publiques accaparées par quelques agromanagers.

Le marché des produits élaborés ou à forte valeur ajoutée obéit à des règles fondamentalement différentes. Les paysans, même s’ils recherchent tous la productivité, ne s’y affrontent pas directement. Les productions sont généralement très encadrées et répondent à un cahier des charges précis ; elles s’effectuent dans des zones géographiques bien identifiées et elles permettent de mettre en valeur un savoir-faire ; elles concourent à une véritable économie locale générée par la valeur ajoutée. Cette agriculture est la seule solution à un type de développement fondé sur la mondialisation aveugle des échanges. Les catastrophes de la « vache folle » et du poulet à la dioxine pourraient bien n’être que le prélude à d’autres si un large front unissant paysans, consommateurs et mouvements citoyens ne se constitue pas pour refuser cette forme de la dictature des marchés que représente la toute-puissance des transnationales agroalimentaires et chimiques.

 Notes :

(1) Sur le contenu des farines et les méthodes des équarrisseurs, lire les extraits du rapport confidentiel de la Direction nationale des enquêtes et de la répression des fraudes (DNERF) publiés dans Le Canard enchaîné, du 9 juin 1999.

(2) NDLR : la Confédération paysanne est le syndicat agricole français le plus représentatif après la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Elle milite pour une agriculture paysanne et contre les méfaits du productivisme. La Confédération publie un mensuel, Campagnes solidaires (104, rue Robespierre, 93170 Bagnolet). Sur la Toile : confédérationpaysanne.fr

(3) Bertrand Hervieu, « Folie des vaches, folie des hommes », Le Monde diplomatique, mai 1996.

(4) Les dioxines sont des polluants organiques persistants, classés « cancérogènes humains connus » par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC). Il s’agit essentiellement de sous-produits des procédés industriels : fonderie, blanchiment de la pâte à papier, fabrication de certains herbicides et pesticides et, surtout, incinération de déchets, car la combustion y est incomplète. Le terme « dioxine » désigne une famille de composés (plus de 400) apparentés à la plus toxique d’entre elles, la TCDD.

(5) Depuis 1989, l’Union européenne a interdit l’utilisation des hormones de croissance dans l’alimentation animale, en raison des risques qu’elles comportent pour la santé humaine. Les Etats-Unis et le Canada ont obtenu, en 1997, un jugement de l’OMC condamnant cette « violation des règles du commerce mondial » qui porte sur 10 000 tonnes d’importations, sur un total de quelque 450 000 tonnes. Le 12 juillet, un groupe spécial d’arbitrage de l’OMC doit statuer sur le montant des compensations que l’Union européenne devra verser aux deux plaignants.

(6) Lire Le Monde, 30 avril 1999.

(7) Ouverte le 14 février dernier, la conférence de Carthagène sur les produits transgéniques visait à établir un « protocole sur la prévention des risques biotechnologiques » suscités par les OGM. Le « Groupe de Miami », emmené par les Américains, s’y est opposé, renvoyant le problème devant l’OMC forum où le commerce prime sur toute autre considération ( Le Monde, 26 février 1999).

(8) Lire Jean-Pierre Berlan et Richard C. Lewontin, « La menace du complexe génético-industriel », Le Monde diplomatique, décembre 1998.

(9) Une étude de l’université de Cornell, publiée dans le magazine Nature du 20 mai 1999, et confirmée par des chercheurs de l’université de l’Iowa, a révélé un taux de mortalité de 44 % en 48 heures chez les larves du papillon monarque nourries de laiteron contaminé avec du pollen de maïs Bt. Des travaux menés par Greenpeace avec un entomologiste de l’université d’Exeter ont montré que ce maïs pourrait être néfaste à plus de cent espèces, dont le paon, le machaon et le vulcain. Greenpeace International : http://www.greenpeace.org/

(10) Lire Jacques Loyat et Yves Petit, La Politique agricole commune, La Documentation française, Paris, 1999.

(11) Lire Edgard Pisani, « Pour que le monde nourrisse le monde », Le Monde diplomatique, avril 1995.

Sources : LE MONDE DIPLOMATIQUE

Posté par Adriana Evangelizt

Publié dans AGRO BUSINESS

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