Quand la technologie sert la politique
Un article intéressant de Libé sur deux nouveaux libres qui viennent de paraître et où l'un deux compare l'action de José Bové à celle des luddistes anglais qui s'opposaient aux machines à tisser et à tricoter...
Livres. Deux parutions mettent en lumière l'instrumentalisation des techniques nouvelles.
Quand technologique rime avec politique
par Sylvestre Huet
Les Briseurs de machines de Nicolas Chevassus-au-Louis, coll. «Science ouverte», Seuil, 264 pp., 20 €.
Impasse de l'espace de Serge Brunier,
coll. «Science ouverte», Seuil, 286 pp., 22 €.
Qui choisit les technologies ? Peut-on arrêter le progrès technique ? Sur ces questions hautement politiques, la collection «Science ouverte» du Seuil propose deux réflexions concomitantes, dont la comparaison stimule l'esprit. Le premier, les Briseurs de machines, évoque la révolte des luddites ces ouvriers anglais qui, à l'orée de la révolution industrielle, vers 1811-1812, ont cassé machines à tisser et à tricoter pour la mettre en regard avec les faucheurs d'OGM. «De Ned Ludd à José Bové», souligne le sous-titre de l'ouvrage.
Le lien entre ces deux histoires peut sembler lâche. Il se tisse pourtant solidement autour de la «démocratisation des choix technologiques», comme l'écrit Nicolas Chevassus-au-Louis, pour qui «la technologie restant largement hors du champ d'intervention démocratique, n'est-il pas normal que ces luttes conservent aujourd'hui leur vigueur ?» L'épisode luddite anglais eut d'ailleurs ses répliques françaises, raconte l'auteur villes lainières du Lyonnais s'insurgeant contre la «grande tondeuse» en 1819, imprimeurs parisiens combattant l'arrivée des presses mécaniques en 1830.
L'auteur a décidé de faire des faucheurs d'OGM les luddites actuels. L'intérêt du rapprochement tient à la finesse de l'analyse : c'est moins l'objet (la machine, la plante transgénique) que les conséquences attribuées à son usage chômage, environnement, santé qui motivent luddites et faucheurs. Les luddites luttent moins contre «le progrès technique que contre la dégradation de leurs conditions de travail», ont montré les historiens.
Les agriculteurs français qui mènent l'action contre les quelques semences transgéniques existantes sont en réalité confrontés à la diminution drastique de leurs effectifs: 25 % de la population active en 1950, 3 % aujourd'hui. Chevassus en tire une conclusion balancée : l'action violente peut freiner la diffusion d'une innovation technologique, mais pas «l'enterrer». Son principal intérêt résulte en une amplification, voire une naissance, du débat social sur l'usage d'une technologie. L'efficacité du luddisme ou des faucheurs est donc réelle, mais pas nécessairement celle qu'en attendent les militants.
S'il n'est guère question de «luttes» dans le livre de Serge Brunier, Impasse de l'espace, c'est également de politique qu'il s'agit. Comment expliquer l'obstination des Etats-Unis et de l'URSS, puis de la Russie, à poursuivre de dispendieux programmes de vols spatiaux habités ? La description qu'en fait l'auteur ne rate aucune des impasses : rendement scientifique proche de zéro, technologies chères et dangereuses, programmes mensongers, budgets dépassés... Quel autre secteur y survivrait ? Quant au futur, le retour sur la Lune, le bond vers Mars... «and beyond», comme le claironne la Nasa, Serge Brunier en fait une critique acerbe, pointant les impasses (ainsi les lanceurs permettant de ravitailler une base lunaire n'existent pas...).
Le bilan est d'autant plus cruel qu'il s'oppose de manière éclatante au succès massif et croissant des engins automatiques, civils ou militaires (réduits dans ce dernier cas aux Etats-Unis), qu'il s'agisse de surveiller la Terre, d'assurer les télécommunications, d'explorer l'Univers lointain ou le système solaire.
C'est qu'il s'agit de politique pure : les astronautes vivent certes une aventure personnelle (qui parfois tourne mal au retour sur Terre) ; mais ils sont en réalité en service commandé. Il s'agissait, hier, de montrer la supériorité d'un système social sur un autre. Aujourd'hui, d'affirmer la domination américaine sur les esprits, celle sur le monde utilisant plutôt le spatial militaire, lequel n'a que faire des astronautes. Ces objectifs, écrits noir sur blanc dans des textes officiels (rapport Webb à Kennedy, justification du retour sur la Lune par Bush), réduisent à néant l'argumentation publicitaire sur «le besoin humain d'explorer l'univers». L'Europe, qui stérilise une part non négligeable de son budget spatial dans la station spatiale, devrait s'interroger, insiste Brunier, sur le bon usage de ses deniers. Y a-t-il, là, matière à «démocratiser les choix technologiques ?» Peu probable, si l'on relève les réactions au tir du premier astronaute chinois des membres du Congrès américain agitant la «menace» d'une nouvelle course à la Lune, que les Etats-Unis perdraient, cette fois. Ou celle des dirigeants de l'Agence spatiale européenne aux annonces de Bush, exhortant les gouvernements à se joindre à cette «aventure», sans préciser que ce serait aux conditions imposées par la Nasa. Dans un tel contexte, le parler vrai de Serge Brunier ne peut faire que du bien.
Sources : LIBERATION
Posté par Adriana Evangelizt