Le parler vrai de José Bové

Publié le par Adriana EVANGELIZT

Le parler vrai de José Bové

par Claude Askolovitch

Photo de Georges Bartoli

C'est avec des accents churchilliens que le leader paysan bâtit son programme pour la présidentielle : pas de lendemains qui chantent, mais de la sueur et des larmes...

S'il s'avance un jour devant les Français, José Bové leur promettra de la sueur et des larmes. «Il ne faut pas raconter des histoires de lendemains qui chantent, on ne va pas promettre de raser gratis», dit le paysan (presque) présidentiel. La star altermondialiste se pique de réalisme et décline ce qui ressemble à un axe de campagne. L'OMC par exemple. L'Organisation mondiale du Commerce. Un de ses thèmes fétiches. Bové pense qu'il faut en sortir, au moins partiellement. Ne pas se soumettre à l'AGCS, l'Accord général sur le Commerce des Services, texte-clé de cette «marchandisation du monde» qu'il réprouve. «Défiler contre l'OMC, rien de plus facile. Des villes se proclament "hors AGCS", c'est sympathique, mais ça ne change rien. Quand il faudra vraiment rompre, pour un gouvernement, ça sera une autre histoire. Si l'on s'abstrait de l'OMC, il y a des amendes, des pénalités, des compensations. Cela coûte. Il faut étudier la faisabilité, prévenir les citoyens des conséquences de nos choix.»


On croirait du Rocard, du Delors, ces héros sépia de la gauche tue-le-rêve. Mais Bové, contrairement à ses cousins de la deuxième gauche, persiste dans la radicalité. «La rupture ne sera ni facile ni confortable. On va devoir repenser nos modes de vie, nos choix, énergétiques notamment. Et il faudra être concret pour convaincre.» Concret ? Précis ? A lui, experts, contre-experts, hauts fonctionnaires ! A lui, programme alternatif, langage de vérité, nouvelles lois, juristes ! «Ils viendront. Entre les ONG, les syndicats, Attac, nous avons un vivier d'expertise. C'est cela, préparer un programme. On ne l'invente pas à ciel ouvert, dans des forums.» Sans doute. Mais pour l'instant, les experts se font attendre, tandis que fleurissent forums et apartés. L'entourage de Bové reste limité à une poignée de vétérans de l'agit-prop qui papotent et complotent les lundis, rue Voltaire à Paris, dans un immeuble fétiche de l'extrême-gauche.


Ces commensaux veulent unir les antilibéraux. Ils poussent à une candidature Bové. Lui, laisse faire. On le recherche pour d'étranges raisons, pas toujours flatteuses. José n'est pas le meilleur, entend-on, mais le seul possible. Pas un monstre de débats, mais un compromis acceptable. Pas un candidat charismatique, mais le «porte-parole» d'un collectif idéal allant d'Attac à la LCR. Un homme seul qui permettrait au PC et à la Ligue de s'effacer sans humiliation. L'homme idoine, mais pas providentiel, ne se formalise pas. Le potentiel d'une gauche antilibérale serait de 15%, estime-t-il. «Est-ce que je saurai l'atteindre?  Evidemment je me pose la question. Je veux tenir un discours complexe. Les gens veulent réfléchir, on ne les nourrira pas de slogans.»


Estimable, mais aussi peu électoral que possible. Ce matin de septembre (voix embrumée de trop de débats, chemise en jean), Bové développe son programme à Meudon chez un ami qu'il squatte, le temps de la Fête de l'Huma. Un documentariste, qui tourne un documentaire sur Via Campesina, l'internationale paysanne. Ils retrouveront ensuite un autre pote, titi parigot devenu syndicaliste indépendantiste en Nouvelle-Calédonie. «Le Kanak blanc!» Bové est un carnet d'adresses ambulant, un annuaire des contre-cultures. Prestidigitateur du dessous des cartes, il s'amuse des petits liens qui tissent la société.
«Bayrou était proche de la communauté chrétienne de l'Arche, au sud du Larzac. Des pacifistes qui ont appuyé notre lutte. Pas étonnant de le voir soutenir la taxe Tobin! »


Lui aussi est un drôle d'animal. Il faut oublier l'icône altermédiatique, le tribun trop habile. Il faut passer sur les facilités de postures, les mots partis trop vite, le côté jésuite: ce grand aguicheur de caméras s'indigne quand les médias veulent proclamer avant lui son ambition présidentielle. Mais quand on tamise les défauts, il reste un vrai personnage, souple et fanatique, sincère et retors à la fois, qui répugne aux ruptures mais a déjà fait de la prison pour ses idées. Un anti-politique qui se rode, pour une compétition qu'il ne disputera peut-être jamais.


Logiquement, tout s'oppose à son échappée. La logique des partis. L'avidité de chacun - LCR, PC, voire les Verts - à se tailler la meilleure part du gâteau noniste... Même Bové joue contre Bové, avec ses pudeurs et ses évitements. Il n'est pas candidat. Pas encore. Il se refuse à le dire. Il n'a ni parti, ni militants, ni collecte de fonds. Juste les agitateurs-conseilleurs. Et puis les médias, avides de feuilleton. Les micros n'attendent que sa phrase: «Moi, général Bové, j'appelle...» Mais Bové n'est pas général, ancien objecteur de conscience venu découvrir sa vérité à 20 ans sur le plateau du Larzac. Il ne peut pas s'imposer brutalement. Il essaie donc de moissonner l'évidence. Tout ceci peut finir en eau de boudin. On gloserait donc sur du vide? Sauf si... Si le désir prend, porté par ces sondages de popularité, où il domine nettement son camp. Si le piège se referme sur les autres acteurs.


Il a déjà avancé dans sa tête, lui qui jurait qu'on ne l'y prendrait jamais. Bové était un vaccin contre l'élection piège-à-cons. La vraie vie était ailleurs. Dans les rassemblements, les luttes et les réseaux. Fromages de chèvre, squats militants et plateaux télé, saupoudrés de militants néo-islamistes, son talon d'Achille, et de réseaux chrétiens, son humus. Son attrait avait quelque chose de réac (la France d'avant la bascule industrielle) et de moderne à la fois (la société de l'image). Cela pouvait durer des années. Entrant en politique, il sort de l'abri. Déjà, on l'attaque. Son soutien aux opposants d'Attac a brisé le consensus qui l'entourait. Son jeu de passes avec Laurent Fabius, entamé depuis l'automne 2003 - secrètement d'abord, publiquement depuis quelques mois -, le compromet aux yeux des puristes. Mais, si l'image prend, il s'installe, en même temps, au coeur de la gauche tout entière, bien au-delà du ghetto ultra.


Il joue donc. Le fils de famille devenu paysan n'est pas un naïf. Il croit que la période le porte. La société dominerait désormais les appareils politiques. Le succès du rassemblement du Larzac, en août 2003, a été son acte fondateur. Ils étaient quelque 300 000 à invoquer l'autre monde possible et à porter aux nues l'ami Bové, juste sorti de prison. Ceux-là n'ont jamais oublié cette scène. La campagne européenne l'a consacré égal des politiques professionnels. Il n'aurait donc plus qu'à les préempter. Compliqué. Il doit parler avec «Marie-George». Il a vu Patrice Cohen-Seat, l'homme qui pense au Parti communiste. «Une bonne discussion.» Chez ces gens-là, les bras de fer sont ouatés. Il s'entend bien avec Olivier Besancenot. Se navre d'un écho hasardeux du «Canard enchaîné» qui pourrait le fâcher avec «Olivier». Avec les plus vieux trotskistes, les tontons flingueurs de la Ligue, c'est une autre histoire. Chacun se renifle. On se connaît si bien. «On ne fait pas campagne sur l'OMC, ça ne dit rien aux gens», maugrée le dirigeant liguard François Sabado. Bové est trop loin du prolétariat, trop à l'aise dans les débats post-industriels. Ce qu'il propose, pour un marxiste, n'existe pas.


Bové doit donc séduire ceux qui ne lui ressemblent pas. A la Fête de l'Huma, il parle le communiste. Il célèbre le Front populaire et ses occupations d'usines. Ensuite, il partage le repas de Jean-Luc Mélenchon. Vin jeune, paella sous plastique et tarte mouillée. Le sénateur le taquine sur cette bouffe industrielle. Les deux quinquas s'aiment bien. Mais ils sont différents autant qu'on peut l'être. Bové explique la question de l'énergie. «Il faut ouvrir un grand débat sur l'énergie, on inclura le nucléaire dedans.» Un ami de Mélenchon: «Oui, mais si EDF est privatisée, aucun gouvernement ne pourra imposer ta sortie du nucléaire!» Un ange passe. Il y a bien deux gauches en France mais le clivage n'oppose pas libéraux ou antilibéraux. On en est toujours au même point, première gauche et deuxième gauche, gauche de l'Etat contre gauche de la société. L'été dernier, Mélenchon, le jacobin, a demandé à Bové de lui raconter la désobéissance civique.


Pour ne pas se disputer, on parle de Mitterrand. Mélenchon raconte les socialistes de 1981, qui redoutaient qu'un putsch militaire leur fasse subir le sort d'Allende. Bové se souvient de Mitterrand agressé au Larzac par des gauchistes. L'émotion pointe. C'est du Marcel Aymé dans les fins de repas au village, quand les disputes s'effacent le temps d'un souvenir. Au-dehors, la foule communiste bruisse. Tout à l'heure, un commando gauchiste attaquera Fabius, le chef de Mélenchon, le partenaire de Bové. Mais à l'heure du repas, le temps est suspendu. Tu te souviens? «Quand il était président, Mitterrand était revenu au Larzac, en se cachant du préfet, raconte Bové. Il était venu chez nous en hélicoptère. Pendant ce temps, les notables de droite l'attendaient à Millau pour inaugurer un hôpital.» La gauche est une si douce mémoire.

Sources : LE NOUVEL OBSERVATEUR

Posté par Adriana Evangelizt

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article