Portrait d'un gêneur
Un portrait de Politis de Juin 2003...
Portrait d'un gêneur
par Denis Sieffert
José Bové n’est pas Voltaire. MM. Perben et Sarkozy n’auront donc pas pris pour eux le fameux conseil un jour adressé par de Gaulle à l’un de ses ministres, qui voulait emprisonner Sartre : « On n’embastille pas Voltaire. » Peut-être ont-ils eu tort, car si Bové n’a pas l’oeuvre d’un philosophe, il a su, à sa manière, devenir un symbole. Et puis, il y a aussi du philosophe dans ce bonhomme-là, au sens premier du mot. C’est un sage. Et on aurait tort de croire que cette sagesse se résume à l’aimable placidité de fumeur de pipe qu’il balade sur tous les points chauds du globe, de contre-sommet en contre-sommet. Car, l’air de rien, il interroge lui aussi notre société sur ses zones d’ombre et ses impasses, instruit le procès de la modernité, pointe les dérives de la science et les folies de la technique. Bien sûr, au moment où, une fois encore, les médias se tournent vers lui, il n’est pas inutile de rappeler que Bové n’est pas seul. Il y a d’abord tous ses compagnons de lutte, ceux de la Confédération paysanne, dont certains ont souvent autant que lui maille à partir avec la justice. Il y a aussi des écologistes, ou de grands scientifiques, comme le biologiste JacquesTestart. Bové ne dit rien de plus qu’eux. Mais il a trouvé une sorte de langage universel qui touche des millions de gens. Un langage fait de gestes symboliques, compréhensibles de Bombay à Porto Alegre, et de Seattle à Paris. Lorsque avec ses camarades, il détruit des plants de riz ou de maïs génétiquement modifiés, il accomplit un acte qui peut choquer. Mais il nous dit surtout qu’il n’y a plus, à un moment donné, d’autre moyen pour passer les décisions politiques au crible de la raison.
En quelques années, la soumission à un scientisme aveugle et la mise en oeuvre de techniques uniquement destinées à accroître les profits immédiats, ont engendré assez de catastrophes pour qu’on accepte enfin d’y regarder de plus près. L’affaire du sang contaminé et celle de la maladie de la vache folle ont montré les ravages d’une science dépourvue de conscience. Les OGM, qui valent à José Bové un nouveau séjour en prison, se situent précisément à la même intersection d’une science imprudente et d’un commerce empressé. Et personne mieux que Bové n’a su diffuser cette interrogation aussi profondément dans la société. Le gêneur enfreint peut-être des lois, mais, en même temps, il porte sur la place publique des débats habituellement réservés aux experts et aux groupes d’intérêts qui sollicitent leurs avis bienveillants.
Oui, quand il fait un geste interdit, Bové met en évidence les limites de la démocratie formelle. Il nous rappelle que le droit de vote ne suffit pas à définir une démocratie. Sous nos latitudes, Dieu merci, on ne rencontre plus de dictatures. Mais d’autres périls, plus insidieux, se parent des oripeaux de la liberté. Qui, par exemple, oserait soutenir que le régime que M. Berlusconi est en train de façonner selon ses intérêts judiciaires et financiers est encore un régime démocratique ? Ou que les États-Unis de George W. Bush ou le Royaume-Uni de Tony Blair, qui viennent de faire une guerre en mystifiant honteusement leurs opinions, agissent conformément à l’idéal démocratique ? Et, cependant, on dispose dans ces pays du droit de vote, et on y forge des lois selon la règle immuable de la majorité ; et aucun manuel scolaire ne songerait à les classer ailleurs que parmi les démocraties. C’est au coeur de cette contradiction que l’action de Bové et des altermondialistes trouve sa légitimité.
Mais l’homme est aussi un vivant reproche pour la plupart de nos politiques. Sa popularité naît de sa cohérence. C’est peu dire qu’il paie de sa personne. Sa nouvelle visite incongrue à la prison de Villeneuve-lès-Maguelonne montre qu’il ne s’économise guère. En énumérant toutes les occasions que le syndicaliste paysan aurait eues de signer l’armistice avec ses adversaires, Dominique Perben, dimanche soir à la télévision, a très involontairement renforcé sa légende. Dans un monde politique où trop d’élus agissent selon le vieux précepte « faites ce que je dis mais ne faites pas ce que je fais », Bové inspire confiance. C’est ce que tant d’hommes politiques lui envient. Il était donc plus facile d’embastiller Bové que de gérer la situation qui résulte de cette décision. Car nonobstant la vague de protestations que la ridicule opération de dimanche matin suscite, l’incarcération d’un syndicaliste adepte de la non-violence, et dévoué à des causes collectives, vient remettre en mémoire l’impunité dont jouissent toujours les militants de la FNSEA qui un jour de 1999 ont saccagé le bureau d’une ministre de la République, Dominique Voynet ; ou encore les amnisties dont bénéficient les grands délinquants financiers, et les responsables de partis politiques qui ont abondamment puisé dans la manne publique. C’est aussi parce qu’il rappelle ces déséquilibres vertigineux de notre justice que José Bové est un symbole. C’était d’ailleurs misère d’entendre, dimanche soir sur TF1, le ministre de ladite Justice pontifier sur le thème de l’« Etat de droit » sans que ces évidences ne lui fussent jamais rappelées. En vieux briscard de la politique, Jacques Chirac devrait rapidement comprendre combien ces contradictions sont insupportables.
Sources : POLITIS